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Arrachons du temps !

Nous avons regardé un interview, sur une chaîne vidéo : Thinkerview, de François Bégaudeau, connu pour avoir écrit, inspiré et joué « Entre les murs » et qui vient de sortir un livre : « Histoire de la bêtise ». Cette interview est assez revigorante et parlante pour un mec né le siècle dernier et qui aimerait avoir plus de temps. Voici une retranscription quasi fidèle de la fin de l’interview. Vous pouvez aller la voir sur internet mais comme je ne souhaite pas extraire une vidéo ou faire de lien, je préfère retranscrire l’échange.

Thkvw : Dernière question. Un conseil pour les jeunes générations ? Une bouteille à la mer, quelque chose d’impérissable ?

F. B. : J’ai deux problèmes avec cette invitation. Le premier c’est le conseil, j’ai toujours un peu de mal à donner des conseils et puis alors encore moins de vieux à jeunes ou d’adultes à moins adultes. Je ne crois pas à cette scission. Je détestais que les adultes se prévalent d’une expérience qui les fondent à me donner des conseils. Je n’aimais pas ça. Je déteste céder à mon tour à cette fable. Je déteste me voir donner des conseils à mes neveux. Je me vois ne pas aimer ça.

J’aimerais plutôt faire part à des jeunes ou à des vieux du conseil que je me donne à moi même. Tous les jours. Tous les jours, la lutte quotidienne et concrète, c’est une lutte pour le temps et moi j’ai perçu ça assez tôt, intimement, j’ai été très très vite conscient, très très tôt dans ma vie. C’était sans doute structuré autour d’une certaine angoisse, d’ailleurs, mais… que tout allait jouer sur le temps dans cette affaire.

Qu’en fait, l’émancipation c’était d’abord s’être émancipé du temps imposé. Et c’était arracher du temps à soi au temps préquadrillé par la société. Et c’est très concrètement à ça qu’on a à faire en fait, nous les individus. C’est arracher du temps.

On nous impose des emplois du temps, à l’école, les études, pareil, un emploi du temps, et puis on arrive dans le monde du travail, et là on vous impose une grille horaire, enfin un emploi du temps, tout le temps. Et alors qu’est ce qui vous reste comme temps à vous ? Bon.

Ça c’était déjà mon vrai problème quand j’avais vingt ans. C’était comment je vais réussir à gagner ma vie en gardant mon temps. Là ça a été beaucoup de calculs de ma part, bon.

Parce que moi, je voulais garder du temps pour lire, pour écrire, pour regarder des films, pour écouter de la musique, pour boire des coups avec mes copains et mes copines.

Thkvw : La sérendipité ?

F. B. C’est ça mot à la mode !
Attention, celui là hein, il arrive en force celui là.
Moi je l’ai appris il y a trois semaines, alors.

Thkvw : La frugalité, non ?

F. B. : Non, frugalité, ça va, j’possède ça depuis longtemps !

Donc arracher du temps. Et donc l’adversité à l’époque, c’était le monde du travail. Et c’est toujours ça. Quel temps je vais donner au capital. Celui qui me demande des heures de travail, en échange de quoi, il me rétribuera, il me rémunérera et en échange de quoi, je pourrai manger. bon.

Alors la chose c’est quand même compliqué depuis 15 ans. Parce qu’avant quand on rentrait chez soi, qu’enfin on pouvait rentrer chez soi. On avait affaire à une adversité, qu’était, ben déjà, 1, il était 19h. Est ce qu’il restait du temps pour moi ? et deuxièmement, est ce que j’aurais l’énergie ? Est-ce que cette saloperie de travail, n’allait me poursuivre jusque chez moi par la fatigue ?

Et ben ouais, en fait, souvent, on rentre chez soi, on est crevé. Et du coup, on voulait lire un livre, ben on va pas lire un livre, on va regarder la télé, on va faire un truc comme ça un peu plus passif.

Alors ça ça a été la grande difficulté, mais c’est ajouté à ça une autre difficulté, redoutable, c’est que le capital, et autres forces obscures m’ont poursuivi jusque chez moi. Par l’intermédiaire d’objets technologiques. Alors ça c’est nouveau quand même.

J’arrive chez moi, je viens de quitter mon patron, mon N+1, mon chef j’sais pas quoi, j’arrive chez moi et merde, j’ai un ordinateur qui est connecté à tout un tas de trucs. Y compris des choses qui envoient de la publicité ou qui requiert mon attention. Hein, l’économie de l’attention, tout ça…

Stiegler en a très bien parler ici et puis ailleurs.

Alors là, c’est la lutte qui commence, et c’est une lutte physique. C’est une lutte physique.

Comment je peux, accorder l’attention que je veux à ce que je veux et non pas me laisser capter mon attention par tout un tas de choses qui m’aimante. Et ça c’est très concret. C’est pas une vue de l’esprit. Alors moi, c’est une lutte concrète. Alors moi je viens du XXe siècle donc j’ai des armes pour ça, je suis habitué, à ce que j’appelle le métabolisme de la lecture. De l’attention longue portée, à des objets comme un film qui dure 1h30, 1h45. A un livre de Kafka qui demande 12h de lecture. Je suis habitué, mais même moi, je me vois parfois intoxiqué, aimanté par ces turcs là.

J’me dis que ça doit être d’autant plus redoutables pour les mecs qui viennent pas du XXe siècle, en tout cas qui viennent pas du même siècle.

Or c’est bien ça le truc, et je le conseille aux jeunes, à moi même, aux vieux, à tous, hein, tout ceux qui rentrent chez eux et qui fût un temps auraient sans doute consacrer, ce serait concentrer longuement sur un texte, par exemple un texte. Qui au lieu de quoi vont volatiliser leur attention dans une espèce de multi attention, celles qui est ordonnée par les outils qu’on sait.

Alors, ça c’est quand même la guerre domestique concrète à laquelle nous avons tous à faire. Et moi je sais que les premiers perdants ça va être mes copains littéraires. C’est nous autres qui produisont des textes longs. Alors nous on va être les premiers à passer à la trappe. Je le sais.

Pour moi, ma journée est gagnée, si j’ai réussi à me concentrer durablement sur le même objet pendant 1, 2, 3 ou 4 heures dans ma journée. Est ce qu’on a tous 1, 2, 3 ou 4 heures où l’on s’est concentré sur le même objet ?

Thkvw : Le combat aussi pour l’introspection.

F.B. : Ce concentrer durablement sur un objet, ça peut être sur soi même.

C’est ce que dit Bernanos qui a fait un livre en 42 ou 44 : La France contre les robots. Très très visionnaire, Bernanos. Livre extraordinaire, où il dit : « la vie moderne, ou la modernité est une conspiration contre la vie intérieure. »

François Bégaudeau – interview Thinkerview.

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